Eanna avait déjà survolé ce genre de paysage accidenté, elle en était sûre. Mais à vagabonder sans même une vieille carte ou boussole, elle n’avait pas la moindre idée de la partie du ciel qu’elle explorait. Elle se tenait debout sur son Moeve, vêtue de bleu, comme à son habitude et observait avidement les côtes frappées de vagues tumultueuses. Ah, vraiment, ça ne donnait pas envie de mettre pied à terre. Mais voilà, étrange météorologue qu’elle était, elle jugeait par la couleur du ciel, le sens et la force du vent ainsi que l’allure des nuages, qu’il n’allait pas tarder à pleuvoir. Si elle ne voulait pas être prise dans une tempête, il était tout de même plus avisé de descendre et de trouver un abri.

Elle eut un soupir désappointé, rabattit la visière de son casque, remonta son masque filtrant sur le bas de son visage et ferma hermétiquement le haut de sa tunique. Elle s’étira un moment, comme en équilibre sur son étrange cerf-volant, puis elle attrapa fermement les rampes de son engin et, d’un coup de talon bien sec, elle propulsa son Moeve dans un courant d’air déclinant. La machine volante des Atlantes émit un instant un grand trait d’énergie bleutée et se retrouva dévalant les hauteurs célestes avec une rapidité incroyable. L’énergie exploitée par le Moeve n’avait rien de très commun, d’ailleurs elle n’était connue que du peuple défunt d’Eanna. Elle permettait aux engins de n’être repérés d’aucune façon, par n’importe quelle machine : c’était aussi de cette façon que l’île Atlantide avait su préserver ses secrets. En outre, cette énergie étrange agissait également sur le déplacement de Moeve, même si elle n’était utilisée uniquement que pour les grandes propulsions permettant par exemple de changer de courant aérien. Le reste du temps, cet appareil ne faisait que planer, ce qui convenait parfaitement à Eanna. Une dernière précision cependant sur le Moeve. Lié à la jeune fille par reconnaissance génétique, il la suivait constamment, même lorsqu’elle évoluait à terre, planant au-dessus d’elle comme une ombre protectrice. Bien entendu, elle lui dictait toujours par télépathie à quelle altitude il devait se situer et cela lui était parfois très secourable. Le Moeve était donc une sorte d’engin à Intelligence Artificielle qui constituait le seul témoin technologique de la brillante civilisation atlante…

Revenons à Eanna. Après quelques projections aériennes, elle finit par retourner son appareil et à se suspendre à ses rambardes, les pieds dans le vide, avant de se poser délicatement sur le sol. Là, sortie de sa concentration de pilote, elle put jeter un coup d’œil désabusé autour d’elle. Son visage se peignit d’une grande surprise. Autour d’elle, des carcasses fumantes de véhicules, des traces de véhicules imposants et même… Même… Elle eut un grand hoquet de dégoût en posant son regard sur des corps sanglants que l’on n’avait pas pris la peine de récupérer… Les yeux écarquillés, les traits du visage crispés, elle tituba en moment, en proie aux nausées qu’elle éprouvait toujours à la vue de sang. Ah, Eanna, non, ça n’était pas une gamine facile. Elle était sujette à plusieurs phobies, très liées à la peur de la mort, et celle du sang en faisait partie. Son cœur palpitait comme jamais, elle tremblait, pétrifiée, tremblait, tremblait… Et soudain, il y eut… Ça. Son bras… Son bras était animé de spasmes violents qu’elle identifia immédiatement… Non, non, pas maintenant, ça n’était pas possible ! Totalement paniquée, elle tira violemment son gant droit et, haletante, le front recouvert de sueur, elle observa les taches brunes qui parsemaient la peau de son bras virer au noir et produire comme un bouillonnement… Des bulles qui gonflaient et s’éclataient dans une répugnante viscosité… C’était sa peau… C’était la lèpre, la lèpre mutante… Non, ce n’était pas le moment de subir une autre crise !

La douleur était terrible, elle vacilla… Tout tournait, tout tanguait et la douleur lui battait les tempes avec une fureur incroyable. Elle aurait voulu hurler mais elle n’en trouvait pas la force. Elle s’effondra au sol à genoux et tenta de respirer, aussi difficilement qu’elle le pouvait. La tache sombre de son avant-bras prenait de l’ampleur, gagnait quelques centimètres de plus… Les yeux fermés, la mâchoire crispée, prostrée contre la source de sa maladie, elle pleurait silencieusement quand un cri retentit non loin d’elle. Palpitante, elle releva la tête. Quatre hommes en combinaison étrange accouraient vers elle en brandissant des armes sophistiquées. Estomaquée, au comble de l’incompréhension et de la douleur, Eanna trouva la force de se jeter sur son Moeve et d’y tirer son vieux fusil. Elle ôta une cartouche stroboscopique de son plastron à munitions et chargea très difficilement son arme. Ses mains tremblaient… Pour viser, cela n’était pas une mince affaire non plus… Et elle ne pouvait pas se transformer ! Coincée dans une peau d’humaine fragile et inoffensive ! Elle aurait tant voulu prendre la forme imposante de la louve Alpha qu’elle était, ç’aurait été tellement plus simple ! Mais elle finit par tirer. Une explosion de lumière. Des cris chez ses assaillants. Elle en profita pour grimper sur son Moeve d’un bond maladroit et désorienté. Si maladroit et si désorienté que ce ne fut pas sur son Moeve qu’elle atterrit mais tout bonnement face contre terre. Alors, elle sentit plusieurs mains l’empoigner violemment et la secouer comme si elle n’était pas assez perdue comme ça. Elle avait mal, mal, tellement mal… Et elle ne comprenait rien à ce qui se produisait autour d’elle, on tentait de la maîtriser, elle gesticulait comme une démente, en vain cependant.

Au final, ceinturée par un type méconnaissable sous son masque, on lui menotta les mains derrière le dos et on lui flanqua une sorte de sac sur la tête de sorte qu’elle ne vit vraiment plus rien. Tout cela s’additionnant, phobie, crise de lèpre, faiblesse de carrure et tout le reste, elle en perdit soudain toute son énergie. C’est simple à dire, elle n’avait plus la moindre force. Complètement pantelante, elle s’effondra à nouveau au sol, plus désarticulée qu’un pantin. A demi inconsciente, elle entendit les hommes discuter puis elle se sentit ballotée en tout sens, comme si on la transportait, et pas avec la plus grande délicatesse qui puisse exister.

Le temps n’avait pas vraiment plus le moindre sens. Elle ne sut si c’étaient les minutes ou les siècles qu’il aurait fallu compter jusqu’au moment où on finit enfin par lui ôter ce qui lui couvrait la tête et où on la déposa enfin. Sur un sol froid. Dur. Métallique. Elle ouvrit des yeux écarquillés… Tout était encore flou, la crise se calmait peu à peu mais rien n’était encore véritablement clair…

Elle finit par faire difficilement le bilan de la situation. Elle se trouvait dans une sorte de… cale… avec d’autres silhouettes qu’elle discernait ça et là, avait perdu un gant, son Moeve et plus important, sa liberté.

Alourdie dans tous ses actes et toutes ses pensées, elle crut apercevoir une chevelure rousse qu’elle avait déjà rencontrée quelque part… Une chevelure rousse… Comme une flamme vacillante à ses yeux éteints…